Vous êtes ici

Pour qui y prête attention, l’intimidation activiste est partout sur les routes et autoroutes de France.
DR

Routes et civilisation routière : quelles perspectives ?
Mathieu FlonneauEnseignant-chercheur - Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Partager l'article

La route n'est pas historiquement neutre et ses résonances de « longue durée » dans les tensions contemporaines qui l'entourent exigent des contextualisations qui souvent font défaut au débat public. C'est pourquoi l'empreinte environnementale de l'histoire routière et son épaisseur économique et politique, mais aussi sa profondeur sociale, culturelle et patrimoniale méritent d'être rappelées.

En cet automne 2023, la route est à la une. De façon pour le moins ambivalente lors des manifestations pour l’annulation des travaux de l’autoroute A69 prévue entre Toulouse et Castres. Une sortie de route localisée annoncerait-elle une déroute généralisée ? L’arbre d’un chantier difficile à mener cacherait-il la forêt d’une civilisation mobilitaire patiemment établie à l’excellence passée reconnue mais aux équilibres désormais en crise ? La route, parfois autoroute, peut-elle survivre à la transformation écologique ou bien est-elle condamnée à n’être qu’« anachronique » et « écocidaire » ?

Avec recul, l’urgence parfois excessive et réductrice des débats nourris par un militantisme activiste désireux de saturer un espace médiatique souvent complaisant, mérite de poser des questions de fond inévitables.

Tout indique depuis une quinzaine d’années le basculement des mondes routiers dans une nouvelle géométrie dont le danger mortel se dessine : l’absence de consensus social pour la continuité de son entretien et son éventuelle extension.

De toute part, le milieu de l’expertise routière bruit de colloques et conférences consacrés à la décarbonation urgente afin de tenter de posément rétablir des questionnements intacts quant aux usages et aux finalités ultimes du service routier.

Reconnaître la route comme un objet social primordial 

Le colloque « Comprendre la route » de Cerisy (Manche) de septembre 20231 a cherché à explorer les imaginaires, les sens et les innovations d’un sujet trop peu traité au cours des décennies passées (figure 1). En prolongeant à presque trente ans de distance le questionnement porté par l’équipe des Cahiers de médiologie, sous la direction de Régis Debray, qui s’interrogeait avec « Qu’est-ce qu’une route ? » sur ses enjeux, il s’est agi pour les soixante-dix participants présents d’actualiser les problématiques à l’âge du « tournant de la mobilité » survenu depuis dans les sciences sociales, économiques et humaines.

figure_1.png

La route était au programme des colloques scientifiques et artistiques de Cerisy de l’été 2023.
La route était au programme des colloques scientifiques et artistiques de Cerisy de l’été 2023.
DR

Les grands témoins de la rencontre, l’historienne Catherine Bertho et le romancier Aurélien Bellanger, ont, chacun à leur manière, insisté sur la nécessité de l’entreprise. Pendant une semaine, les débats essentiels sur la route ont été abordés, sans caricature ni prisme réducteur : les enjeux écologiques, territoriaux, sociaux, économiques ou patrimoniaux étaient au cœur des sessions. La dimension politique et géopolitique d’une thématique traitée parfois naïvement, trop fréquemment anecdotisée ou simplement absente du débat public a été au menu d’échanges passionnés. Lors de sessions plénières, des échos artistiques, littéraires, photographiques, dramatiques et documentaires ont illustré les débats.

La complexité d’un objet, certes quelquefois controversé et immergé dans l’arène tumultueuse de l’actualité, est ressortie riche de ses permanences, à certains égards indépassables, ce que rappelaient d’ailleurs les simples conditions d’accès routier dans le Cotentin !

La valeur et le prix de la route ont été resitués et ressourcés philosophiquement également lors de la visite à la carrière et l’usine d’enrobé de Muneville-le-Bingard, suivie d’une visite et d’une séance de travail au château de Tocqueville en présence de sa propriétaire.

Un président peut-il encore affirmer « adorer la bagnole » ?

Dans la foulée de cette expérience récente, l’actualité de la parole présidentielle a fourni un sujet de discussion et d’argumentation supplémentaire. Au risque de passer pour un président velléitaire, Emmanuel Macron doit être bien conscient des implications que suppose sa formule « la bagnole, je l’adore » prononcée au journal télévisé du soir un dimanche d’automne 2023.

Pour certains, coutumiers d’une indignation en apesanteur, ce propos à l’emporte-pièce rappelle celui du président Pompidou  L'automobile est le signe de la libération de l'individu », affirmait-il en 1966), tellement injustement caricaturé qu’a priori rien ne saurait le rattraper dans l’étouffant politiquement correct bien en cours de nos jours. Ce procès en indignité est pourtant excessif et même déplacé : il est absurde et nihiliste d’y voir d’emblée la ruine et la disqualification générale de l’effort gouvernemental de planification écologique, alors que l’écologisme idéal rêve de ruptures indolores. Emmanuel Macron propose aussi d’agir sur la transition en misant sur la sobriété ou pour le monde des transports encore avec la mise à niveau de l’offre d’infrastructures lourdes de transports publics comme les RER métropolitains.

Toutefois, sur l’automobile, notre analyse est différente de celle du chœur des ironiques : elle se veut plus réaliste et portée par la longue durée des transitions qui, dans une société dont l’ambition devrait être de demeurer démocratique, ne peuvent pas être des ruptures violentes. Monsieur Macron a un pays à gérer, en responsabilité. Et cela oblige, lui le premier, à prendre au sérieux ce qu’il dit.

Outre qu’autour de l’automobile ne se jouent pas que des passions triviales ou tristes, le sujet, potentiellement explosif, est d’une réelle importance avec son épaisseur politique, sociale, culturelle, conviviale et patrimoniale, autant de champs souvent négligés par une inculture médiocre.

Ajoutons-y chez les opposants une absence de conscience géopolitique minimale ouvrant vertueusement les bras aux véhicules chinois et nous aurons une vision plus conforme de la problématique à laquelle sont réellement confrontés hic et nunc les Français et au-delà les Européens, ainsi que leurs dirigeants.

Rompre dans le discours public avec le tabou automobile et routier

L’exemple que nous prendrons – et opposerons – à Emmanuel Macron concernera les conditions métropolitaines d’usage des véhicules automobiles. Il tient aux conditions technocratiques de production administrative des ZFE (zones à faibles émissions), en total décalage avec les capacités d’adaptation du corps social dépendant d’un parc automobile hérité notamment d’autres politiques publiques jadis présentées comme cohérentes, qu’il s’agisse de la promotion de la vente de véhicules diesel auprès des particuliers ou des entreprises, ou de l’encouragement à la construction de la ville périurbaine.

« Jusqu’ici tout allait bien », pourrait-on dire, sur le papier au moins. Mais au moment de l’approche des délais critiques d’interdiction de circulation, la « bombe sociale » tardivement dénoncée dans les médias, qui n’avait été que rarement vue par des sciences sociales presqu’unanimement approbatives, une forme de panique a gagné les pouvoirs publics, à commencer par des autorités municipales tenues pour responsables des décisions d’exclusion frappant leurs administrés et leurs véhicules, entrepreneurs compris.

Sur ce, le 10 juillet 2023, le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires est revenu, mezzo voce, sur les mesures initiales prévues en matière de réglementation et d’extension à l’échelle nationale du nombre de ZFE. Opposées aux compromis nécessaires perçus comme des compromissions eu égard au caractère louable de l’absoluité des objectifs écologiques, au prix d’un biais d’analyse majeur tenant à l’hégémonie épistémologique de la notion d’anthropocène, nombre de recherches ont construit une forme de tabou routier au fil des années.

Le souci de mise en conformité du réel par des sciences sociales très disciplinées – alors qu’elles prétendent souvent à la dissidence2 – a conduit au mépris de quelques évidences devenues une triple impasse : le défaut de réalisme pratique, le déni de réalité et l’impossibilité d’appréhender le quotidien de l’existence de millions de simples citoyens. Certains – les mêmes parfois –, s’efforcent désormais de réfléchir aux conséquences d’une archaïsation reconnue comme ruineuse et exagérée des anciennes régulations mobilitaires au cœur desquelles l’automobilisme et la culture routière demeurent persistants, car à la fois capacitaires et robustes.

C’est sans doute ce que le président a voulu dire et en cela il a bien fait de reconnaître l’actif de ce patrimoine, porteur de cohérences industrielles passées et surtout à venir, ignorées par amnésie, méconnaissance ou paresse de recherche (figure 2). Actualiser les problématiques à l’âge du « tournant de la mobilité » survenu depuis trente ans est indispensable et la valeur et le prix de l’automobilisme doivent être resitués et ressourcés philosophiquement à l’aune de la notion de souveraineté appliquée tous azimuts. Dès lors, l’ambition de soutenabilité, d’abord mais pas uniquement sanitaire ou environnementale, mérite d’être diversifiée et enrichie3-5.

figure_2.jpg

Il convient de refonder l’équilibre entre la géométrie de l’ancien régime routier, qui s’accordait qualitativement jusque dans la culture populaire incarnée par la chanson de Charles Trenet, avec les grands valeurs de la République.
Il convient de refonder l’équilibre entre la géométrie de l’ancien régime routier, qui s’accordait qualitativement jusque dans la culture populaire incarnée par la chanson de Charles Trenet, avec les grands valeurs de la République.
DR

Il importe de ne pas méconnaître ses services rendus au public dans les « territoires », ni de le nier dans un débat devenu asymétrique, seulement soucieux d’imposer à de nombreuses populations fragiles économiquement et culturellement une mobilité objectivement dégradée. Les sciences sociales ont à ce jour tellement manqué de « transitionner avec les gens » qu'il faut rappeler quelques données sur le contexte réel de création des routes, infrastructures robustes et capacitaires par excellence. De plus, le H24 pour tous assuré par le système routier a un sens et résiste, ce que l’on fait mine de découvrir à l'occasion des grands refus, type « bonnets rouges » ou « gilets jaunes » ou d’une crise épidémique récente et éloquente sur ce thème.

Conjuguer « L'excellence française de la route » au présent !

Notre recommandation est donc de ne pas pêcher par naïveté : la réindustrialisation est d’abord un combat géopolitique, aux conséquences locales directes, et l’automobilisme a besoin d’être exposé, pourquoi pas dans une Cité, d’être également inscrit au Panthéon du génie national, bref d’être revalorisé et soutenu de façon régalienne et lucide. Les projets existent. Dans ce contexte le « quoiqu’il en coûte » engage sur le renouvellement sincère et lucide de la promesse de la route et de l’automobilisme à l’âge de la transition écologique, sans quoi les mots ne feront qu’ajouter aux maux et aux pertes, hélas probablement irrémédiables.

Nouvelles valeurs et gouvernances : le « bien commun » des routes
et l’enjeu des équipements des routes et des rues

Autour des équipements de la route et des rues gravitent et se manifestent toutes les activités humaines. L’espace public qu’ils meublent reflète les tensions et les équilibres de l’époque à laquelle ils ont été inventés.
Tout se discute, tout se règle par-delà les possibles controverses, car tout est gouvernance dans l’espace public et tout y devient convention. Les équipements de la route et de la rue portent ensuite ce message à destination de tous. La construction d’un monopole informationnel univoque est certes une utopie, cela a été et reste cependant une évidente aspiration des pouvoirs publics. Sans doute est-ce particulièrement notable dans le pays jacobin qu’est la France, où la présence durable d’une expertise routière étatique, dont le risque de disparition de nos jours inquiète d’ailleurs tous les professionnels, a pu être constamment remarquée.
L’histoire des équipements de la route et des rues s’écrit donc bien en « tous sens », mais avec de nouveaux azimuts contemporains. Ce patrimoine mis sous tension par les usages et par le temps constitue un « bien public » dont le souci de valorisation demeure constant, et c’est à une réflexion sur les communs facilitateurs de l’existence collective que l’analyste est doucement mené.
De ce point de vue, il semble possible de résumer d’une formule ce monde des équipements de la route et des rues : il se doit d’être toujours omniprésent, durable et agile. Dans la nouvelle géométrie sociétale, la valeur de réassurance de la civilisation routière demeure évidente eu égard aux exigences de mobilités, de développements et de standards de niveau de vie, qu’il est peu probable de voir disparaître tant pour les courtes, les moyennes que les longues distances.
L’âge dit « post-industriel » requiert une nouvelle agilité qui se traduit par l’ouverture à de « nouveaux entrants ». Ceux-ci peuvent venir évidemment du monde numérique, mais également resurgir de sources plus traditionnelles. La grande convergence en cours remet en effet au centre du jeu des constructeurs de véhicules désireux de voir les routes et les rues s’adapter à leurs nouveaux produits dotés des dernières technologies et s’engager dans la satisfaction de besoins inédits.
Qu’il s’agisse de grands ou de petits linéaires ou de travaux spéciaux, les mondes divers des constructeurs de route et des équipementiers sont adossés à plusieurs industries non délocalisables et demeureront incontournables. La jeunesse relative de certains métiers recèle par ailleurs un potentiel de croissance considérable. Parmi les quelques défis à relever pour les membres d’une même famille professionnelle dont les intérêts sont bel et bien solidaires, l’on trouve bien souvent citées la dématérialisation des infrastructures et l’autonomisation des véhicules. Tout ceci demeure toutefois très relatif et suscite parfois le sourire sur le terrain auprès des « courageux » ou de quelques praticiens blanchis sous les harnais : il reste par conséquent au réel de la route (vs le Cloud) un avenir prometteur !

Références

  1. Colloque « Comprendre la route : entre imaginaires, sens et innovations », 8-14 septembre 2023. Podcasts disponibles. 
  2. « Pour un atterrissage urgent des débats et expertises mobilitaires en sciences sociales », publication de la journée du séminaire du 30 mars 2023, à paraître à l'automne 2023 dans le n° 51-52 de Villes en parallèle : Ville d'avant, ville d'après.
  3. J.-H. Grasset, M. Flonneau, « L’automobile reste un lieu de mémoire heureux dans l’imaginaire des Français », Le Monde, 9 août 2019.
  4. Podcast « Haro sur l’auto ! », France Culture, 2020.
  5. « Valeur et prix de l’automobilisme d’hier à aujourd’hui », in « Aimons-nous encore la liberté ? », Revue politique et parlementaire, n° 1104, juillet-septembre, 2022, p. 111-115.

Revue RGRA